Les deuxième et quatrième mardis du mois à 21h, Kabuki est un lieu où digérer collectivement des bruits du dehors ceux qui sont les plus susceptibles d’engendrer une perte de sens, de valeur ou d’audition.
Derrière le monde, une boîte à rythme, un orgue à tuyaux, une scène tissée de sons et de mots.
K34, 15 octobre 2024, “Quatre fois, Alvin”
Parfois personne
Parfois pas le temps
Parfois personne ne répond ou n’envoie le message qu’on attendait
Parfois simplement inabouti ce qu’on a tenté, travaillé, inabouti et pas le temps
Ici aussi on peut parler de ce qui est fait avant de parler à qui l’entend, de ce qui est fait pour parler à qui l’entend des bruits du dehors et du théâtre épique, à l’intérieur.
C’est la profession de foi.
(…)
Je conçois en effet que ce n’était pas gagné, que vous trouviez le temps d’être là, à écouter ça, le souffle d’un orgue dans son registre le plus bas et des lentilles qui vibrent à l’unisson, je le conçois.
Comme je conçois qu’il peut ne pas y avoir le temps, au moment de faire les bagages, et puis c’est un peu désordonné et je doute que ça aille bien avec, et je sais ce qu’il reste à faire, je me souviens généralement bien de ce qu’il reste à faire tout en sachant parfaitement l’éviter.
Mais au moins pourrez-vous vous dire, il y a du Alvin Lucier, tout de même, tandis que je sais, pour ma part, que ce n’était pas ce qui était prévu, mais ce n’est pas là ce qui compte. Pourrions-nous nous dire collectivement, ce n’est pas là ce qui compte.
Ce qui compte – jusqu’à quatre ici – nous y reviendrons dans le cadre d’un autre commentaire, une ultime tentative de briser un quatrième mur dont on ne voit pas même l’absence, et pour cause, au bout de pas loin d’une heure, c’est la durée, traditionnellement – ce qui compte c’est que nous nous retrouvions dans ce temps joué au son de la vibration des lentilles et des pois chiches.
(…)
Des enfants parcourent des distances dont leurs parents n’ont pas idée, empruntent des chemins insoupçonnés, jouent des tambours qu’on ne suppose pas, et c’est heureux. Lorsque des lentilles peut-être imaginaire entrent en vibration, il se produit peut-être un détachement de la conscience oublié, que seuls connaissent ces enfants, et qui leur permet de vivre où il est simplement difficile de ne pas crever. Nous aimons à le croire.
Le matin, tôt, descendre et aller chercher un sandwich d’œufs brouillés tant que c’est possible.
(…)
Quatre fois, écouter
Quatre fois, dire à une compagne, un compagnon, écoutez, il n’y a plus grand chose à voir.
Bien sûr il y a des choses à voir.
Toujours plus, même, probablement. Probablement.
Bien sûr je l’ai vu le corps calciné.
Marguerite nous entend.
Mais quatre fois, dire à un proche, une amie, un fils, une mère, un passant, écoutez.
Quatre fois, parmi six, aux antipodes, à l’heure où il faisait jour ici.
Quatre fois, entendu, c’est entendu, la cause est bien entendu du désert devant soi.
Quatre fois, se répéter que demain, ceci cela permettra car nous nous le serons permis – c’était écrit quelque part, je l’ai écrit quelque part. Quelque part, quatre fois.
Quatre fois, c’est trois de trop à bien y réfléchir.
Quatre fois, et pourquoi pas six, quelle différence ça fait, ça n’a pas beaucoup de sens ce que vous faites là, avec tout le respect que je vous dois, quatre fois, pourquoi pas douze ?
Parmi les matériaux :
Alvin Lucier (“Sizzles”)
Des traces de Beb Guérin
K33, 24 septembre 2024, “Reprise, tu connais”
La reprise, tu connais
“Terre brûlée
Au vent”
Tu sais où ça va
Tu sais où ça est allé
Tu connais
Dans l’ordre des signifiants, on a pu se tromper sur celui-ci
Quelqu’un qui écrit l’a dit
Mais tu connais
On en parlait en bas des tours. Et dans les bourgs
Tu connais.
On en parlait, de la direction probable du vent, de comment ça allait inévitablement tourner
On pressentait
Tu connais
Il y avait un peu de temps toutefois
Il y avait du temps
Quelque fois il y avait du temps
Pour quelques-uns, quelques-unes,
Un délai
Dans les montagnes, dans les campagnes.
Tu connais.
Sac au dos.
Dans les dunes ou sur le bitume
Tu connais
Ta capacité à marcher
Partout
Tu sais marcher
C’est une langue capacitaire
Que parlent toutes les personnes en mesure de se déplacer de manière autonome
“Marcher”, j’entends, est un terme un peu restrictif
Mais tu connais
Tu reconnais à qui s’adresse cette invitation
A qui, grosso modo, a la capacité
De se lever pour l’hymne
Tu l’as tant fait
“Se lever”, j’entends, est ici un terme quelque peu métaphorique
Dans les salons
Sur les terrasses
Tu l’as tant fait mais tu savais, pour le vent
Comment ça soufflait
Tu le savais, probablement, dès l’entrée dans le tunnel dont on ne choisit pas l’issue
Dès cet instant, précipité, avant l’été, un beau dimanche si je me souviens bien
Enfin je ne sais pas, il y avait procuration
Puis du temps, donc
A toute heure
Sur les pistes au pied des monuments
éternels, superlatifs nationaux
Béatitude en état d’acidose lactique
Enthousiasme collectif et géopolitique du rattachement fédéral
Et puis, croisant celles et ceux qui avaient marché dans la ville fermée
Leurs témoignages éblouis, pas dupes peut-être, mais tu connais
Tu connais
C’était bien
Personne ne voulait regarder ce tir
Personne ne voulait regarder ce qu’ils ne voyaient pas
Personne, sachant bien ce qui adviendrait après ce dernier geste, ne voulait regarder
Il est temps désormais de rétablir l’ordre
A répéter 3 fois
Tu connais.
Parmi les matériaux :
KTL
K32, 25 juin 2024, “Tunnel”
On ne choisit pas l’issue du tunnel.
On peut choisir le tunnel dont l’issue est censée nous mener ici, là, mais, une fois entré, on ne choisit pas l’issue du tunnel. Il n’y en a qu’une voyez-vous. Fatalitas. Vous demandez : “Si on choisit le tunnel en fonction de son issue, ne choisit-on pas de fait son issue ?” mais êtes vous sûr de savoir où vous mène le tunnel dont vous pensez avoir choisi l’issue ? De toute manière, votre question n’a de valeur que rhétorique, peut-être avez-vous parfois pu choisir le tunnel, je ne sais pas, mais là ce n’est pas le cas, on vous force à entrer dans le tunnel, vous n’avez pas le choix, et vous n’en choisirez pas plus l’issue, ou si peu, vous voyez.
Attendez
Attendez
On m’avait dit que, toutes choses dissoutes par ailleurs, un acte de volition serait nécessaire à ce que j’entre tout de même dans ce foutu tunnel. On m’avait dit et ça me fout en colère. On me dit que des paquets de gens sont en colère d’ailleurs et que ce serait une des raisons de l’entrée dans ce foutu tunnel dont l’issue serait fatale, me dit-on. Mais on me dit aussi que ce sont des conneries, et que depuis le temps on devrait bien le savoir, depuis le temps, c’est pas comme si on les avait pas croisés sur la route ces personnes en colère, animées de “réflexes culturels qui peuvent être inspirés d’une forme de rejet de l’autre”, avec leurs bouches déformées, leurs voix sifflantes et leurs enfants hurlants. Non ?
Mais nos enfants hurlent aussi, je me suis rendu compte, les dents serrés sur la colère et la bouche déformée, depuis. La main à plat sur la table, les phalanges agitées de légers soubresauts. C’est marrant ça les phalanges, maintenant que vous le dites, ça me fait penser à, vous savez, vous croyez vraiment que ce sera ça la sortie du tunnel ? Ça m’inquiète je vous l’accorde. Le tissu social est tendu, ainsi qu’une bonne partie de l’électorat, vous avez noté, et c’est les dents serrées sur la colère que je réponds à mon fils qui d’un air de défi m’interpelle : “et maintenant, qu’est-ce tu vas faire ?”.
Mais attendez.
Les brûlures d’estomac avant de s’y engager j’imagine sont assez normales. Je le suppose, je le suppose, je préfère le supposer. Assez saines peut-être même. Je voudrais être capable d’être à la fois convaincu de la possibilité d’une issue autre que celle que vous me décrivez et de notre capacité à dépasser – collectivement vous voyez, dans une forme de dépassement – l’issue qui se présenterait. Je voudrais ne pas avoir à envisager l’idée d’une défaite complète, je voudrais qu’émerge une forme de victoire quelle que soit l’issue, je voudrais pouvoir ne pas désespérer d’une issue dont je cerne mal les contours tout en en situant parfaitement les fondamentaux. Je voudrais espérer quelque chose.
Mais avant-hier soir, près du métro Temple, j’ai vécu une expérience qui m’a sidérée.
Ce matin, au marché, j’ai vécu une expérience qui m’a sidérée.
Tous les jours, dans la cour, j’ai vécu une expérience qui m’a sidérée.
Avant même d’entrer dans le tunnel, je vis une expérience qui me sidère.
Tous les jours l’expérience de l’autre me sidère.
Tous les jours l’expérience de l’autre.
Parmi les matériaux :
Stuart A. Staples
K31, 28 mai 2024, “Une succession de promesses (2)”
Laissez-vous aller dans les rues, le pas dressé vers l’odeur du camion, au soleil de midi, la file sur le bitume, soit quelques pièces pour un sandwich gaufré de nerfs et de graisse fondue.
Allez au devant du fleuve au nom d’autochtones disparus, sur des kilomètres de béton et d’enduits, de marbre et de bronze, de canalisations parfaitement apprivoisées et de symboles universellement exprimés.
Au devant du fleuve sur lequel une jetée de celle dont on garnit les villes qui en ont les moyens aujourd’hui, d’acier courbé et de bois doux, de bancs, de jeux, de transats. Les enfants dans les jeux d’eau avant l’alignement des bars hurlant, des grills, des restaurants, des pubs, des, des… vous voyez. Tout au bout, dans l’odeur de la chair de crustacés et de poissons faisandés, on mange des soupes fades qui font la réputation des lieux chez les touristes d’âge moyen.
Allez sur la benne, dans la rectiligne avenue logiquement numérotée, au son du V8, selon des trajectoires de pures perpendiculaires, déclinées – pour aller d’un point A à un point B – en une dizaine de variantes parfaitement équivalentes.
Allez. Sur le toit, à 20 ou 200 mètres, ce qui ne fait de différence que dans le nombre d’objets qu’on est capables de fourrer à l’intérieur du cadre. Selon les conditions météo, les corps en mouvement encore visibles au sol. Parfois, sous des cartons, à côté d’un banc, près d’un pont, un corps statique, ou presque, décharné, errant immobile dans le bruit.
N’y a t-il pas… Allez, la climatisation aidant, il s’agirait de presser le pas, de descendre pour prendre une rame inbound, de remonter sur 13 niveaux, cintres et encas correctement placés, face à des appartements sans murs, sans poussière, habités au passage, mais seulement si vous insistez, et insister serait du voyeurisme, ou du temps perdu, et ça ce n’est pas possible.
(…)
A ne pas manquer.
A faire.
A voir.
A entendre.
A entendre le bruit ambiant – je vous en ai déjà parlé. Pourriez-vous arrêter ? Pourriez-vous ? Je les vois bien les gens qui sont sourds, là, à force de manger du compresseur, je le vois bien. Comment vous faites ? Comment vous faites dans les vrais appartements, avec des murs, habités continuellement, de celles et ceux qui peut-être ont manqué un train trop à l’heure, ou ignorent la très forte probabilité d’un lendemain meilleur, ou que sais-je. Comment vous faites-vous ? De celles et ceux ?
De celles et ceux que nous avons croisé dans le parc. Au pied du monument. De celles et ceux qui m’a servi le wok, tu te souviens ? De ceux et celles à bord du ferry, la vue c’était fou. De celles et ceux, tu sais, au troisième rang derrière nous. Qu’on a vu dans la file. Dans le bar. A la télé.
A la télé qui diffuse les nouvelles des antipodes.
Point de situation à Nouméa. C’était ça ?
Point de situation.
Parmi les matériaux :
Kali Malone
Sylvia Plath
Bruce Springsteen
K30, 14 mai 2024, “Une succession de promesses”
Je l’ai vue la qualité, je l’ai entendue malgré le bruit ambiant, tout le temps, je l’ai perçue comme tout le monde dans le plan du territoire, l’évidence du quartier, l’ampleur de l’arche, la densité des flux, la familiarité des signes.
Je l’ai vue dans la tente, dans le musée, qui vous arrache des sanglots contre votre gré. Comme personne.
Dans les salles où on joue les playoffs, dans la rue, dans l’un des lieux où il faut être.
Un centre du monde regorge par définition de lieux où il faut être
(…)
J’ai vu aux infos que vous étiez nombreux là par terre. C’est pas brillant, d’être ainsi nombreux là étalés. Exposés au regard des touristes de profession ou de circonstance. Elle est où la promesse, là ? Non pas le dépliant, tout de même, la promesse pour tout un chacun que la liberté et l’union porterait pour demain. Ça me semble mal engagé là. Ça me semble loin de la conquête spatiale, pour prendre une référence.
J’ai vu le film là-dessus hier, qui vous arrache des sanglots contre votre gré. J’ai vu la qualité du matériel. D’où mon étonnement, quand je vous vois là par terre. J’ai vu les monuments aussi, les grandes citations gravés dans le granit et fondues dans le bronze. D’où mon étonnement vous voyez. Un peu feint éventuellement.
Pour tout vous dire, je suis même surpris. De manière peut-être surjouée, oui, mais j’ai cru comprendre que c’est ainsi qu’on faisait ici. A Rome, fait comme les Romains, voyez. Je suis surpris de tout, bien sûr. La tente bien sûr, la tente, c’est incroyable.
(…)
Le récit dit le nom des choses et ordonne le politique dans un plan traversé par l’affect.
Le nom des choses et le nom des gens nommés.
Les noms des lieux nommés depuis des gens qui ont fondé le pays de ces lieux.
Les noms des gens nommés depuis des gens qui ont possédé ces gens.
Les noms des gens qui ont, à leur tour, gardé la tente.
Dit le nom, l’union, le passé, le sang, les ornières, le verbe et le bruit.
Le bruit constant de la marche vers le lendemain.
Nous sommes nommés aussi.
Parmi les matériaux :
Bruce Springsteen
Sylvia Plath
Shellac
Matana Roberts
K29, 9 avril 2024, “Pas de texte”
Pas de son.
Pas de noms nommés.
Parmi les matériaux :
Guy Klucevsek et Alan Bern
K28, 12 mars 2024, “Une photographie”
Une photographie
Une photographie occupe le temps et l’espace du commentaire
Une photographie publiée
Puis retirée
Une photographie anodine
Des milliers d’autres
Des milliards d’autres
Similaires
Crédibles
Créées sans aide algorithmique
Emplissent les disques durs
Peuplent les albums
Les murs, les étagères, les bureaux
Une photographie anodine
Montre ce qu’elle ne dit pas
Et ce qu’elle ne dit pas occupe le temps et l’espace du commentaire
Amplement
Au cas où
Car peut-être
Par sécurité ?
Qui peut-on croire ?
Sinon la famille
Car dans les disques, sur les murs,
C’est la famille
Générée sans trop d’aide algorithmique
La famille, croit-on
Lieu de la génération
Lieu du réarmement, probablement
Qu’on peut croire, bon sang !
Un seul pixel mal placé
Montre ce qui n’est pas dit
Et qui peut-on croire ?
En ces temps incertains, ajouterai-je
Qui, si ce n’est la famille ?
En son sein un pixel mal placé suffirait à jeter le trouble.
Alors là.
Simulacre crédible.
Doute généralisé
“Nous n’avions pas besoin de ça”, dit-on aux abords du temps et de l’espace du commentaire.
Publié, puis retiré.
Par précaution
Par éthique
Par manque d’informations sur le dossier médical
En vertu de la charte qui nous lie respectueusement
En vertu de de nos principes et valeurs
Face à la folie du monde.
Pour ne pas donner flanc au conspirationnisme le plus insane.
Et pour toutes ces sortes de raisons
Vieillies
Archaïques
Datées d’une forme antérieure du temps et de l’espace du commentaire.
“Car si cela n’était pas fait”, est-il sous-entendu,
“Qui pourrait-on, encore, croire?”
Parmi les matériaux :
Gary Peacock Trio
K27, 27 février 2024, “Salut”
J’ai vu toutes les églises.
J’ai salué tous les bourgeois, certains m’ont rendu mon salut, reconnaissant peut-être un des leurs. Je me suis bien gardé de faire ou dire quoi que ce soit qui les détrompe. Bien incapable d’ailleurs de faire ou dire quoi que ce soit qui les détrompe.
J’ai compté les boîtes à clefs, accrochées aux barreaux, aux ferronneries, j’ai su où j’étais.
J’ai pris une bière anglaise dans le lobby, petit déjeuné continental, commandé des œufs brouillés. On m’a rendu mon salut.
J’ai un peu surjoué l’échange autour des qualités du vin de dessert, ayant appris ou compris il y a un certain temps qu’il convient de le surjouer, l’échange, quel qu’il soit. Bien qu’avec une certaine mesure, il est vrai. Le salut, par exemple, avec une certaine mesure.
On surjoue souvent les indicateurs visibles de son statut social. C’est même une large part de leur intérêt – d’être aisément surjoués.
J’ai été à la messe à St-Sernin le dimanche matin. J’ai écouté les orgues.
Que faire d’autre à la messe ?
J’irais même jusqu’à dire “pour quelle autre raison aller à la messe ?” mais, soucieux de ménager la sensibilité d’une partie peut-être non négligeable de ceux et celles qui me rendent mon salut, je me garde bien de le verbaliser publiquement. Qui me rend mon salut ne me l’accorderait.
(…)
Sous un large voile écru, tendu.
Parmi les matériaux :
Arve Henriksen
Margaux Fontaine
K26, 23 janvier 2024, “La Talvère”
N’amenez que vous. N’amenez que le strict nécessaire.
Soyez comme vous êtes. Savez qui vous êtes ?
Désespéré comme vous êtes, le matin seulement, entre 8h15 et 8h32.
Infructueux.
Baskets aux pieds.
Contournés les algorithmes. Contournées les obligations sociales. Contournés l’adversité et le malheur distribués dans la société. Avec un peu de réseau et quelques moyens financiers, rien d’infaisable, vous savez.
Savez-vous ?
Savez-vous comment on contourne ?
Non. Clés et moyens de contournement seraient moins bien distribués dans la société qu’adversité et malheur.
C’est une vision des choses quelque peu négative.
On n’avance pas comme ça vous savez.
On ne relèvera pas la France.
On ne traverse pas même la rue.
Il va falloir y aller.
Dans le jour naissant il va falloir y aller.
On voit bien qu’il y a des gens qui dans le jour naissant y vont.
Quand bien même ce n’est pas vers un établissement de proximité.
Quand bien même ce n’est pas désintéressé.
Désintéressé dans le cuir, l’épicerie fine et les mètres carrés, je n’oublie pas que la force de travail, les citoyens, les bénévoles, les salariés – les autres quoi – je n’oublie pas qu’ils font au quotidien le monde de demain et œuvrent à des aubes plus lumineuses et des crépuscules plus sereins, la conscience du devoir accompli, fourbus mais peut-être encore en mesure de consacrer quelque énergie à une tentative de contribution au réarmement démographique, avant un repos bien mérité.
(…)
Il manque une pièce.
Mésusage.
Mésange, merle, pinson, étourneau.
Fausser compagnie.
Mésange, merle, pinson, étourneau faussent compagnie lorsque point le jour et émergent les conversations de celles et ceux qui y vont.
Usages changeant de l’espace.
Devant la baraque.
Dans la baraque, pierre moussue, huisseries fatiguées et isolation défaillante. Lumière crue d’avant le point du jour, boisson chaude, la terre mouillée et la talvère sur le seuil.
La talvère c’est le bord du champ où tourne la charrue.
Sur la talvère les herbes folles.
Sorti de la baraque, chaque matin, fermée la porte en bois fendue, au point du jour il marche quelques mètres sur la talvère quand la terre n’est pas trop meuble, avant de rejoindre le chemin.
Sorti de la baraque, sur la talvère, 3, 10 ou 50 mètres.
Un tracteur, à cet instant, bloque l’autoroute.
Parmi les matériaux :
Biosphere
David S. Ware
K25, 9 janvier 2024, “Pas un cadeau” (demi)
Car bien entendu un cadeau, c’est comme un cadeau, c’est comme un décret d’application offert à la multitude faisant nation afin qu’elle échappe à l’envahissement parasite car nous ne sommes pas submergés, non, mais nous avons un problème. Nous avons un problème qu’il faut désigner car sans problème où aller ? Madame, Monsieur. Un problème qu’il faut pouvoir sembler être en mesure de régler car sans capacité à la mesure de régler, où aller ? Française, Français. D’où tenir la capacité à tenir si ce n’est dans celle qu’il nous semblerait possible de régler les problèmes qui sont à régler, et que nous désignons, là ? Les problèmes de la France, Madame. Je peux ainsi au réveil, au débotté, au diable vauvert, au long cours, et avec force mouvements de bras désigner un ensemble de problème bien vêtus et de digne tenue qu’il semble valable et possible de régler. Il est important de désigner par la parole, acte locutoire dont use, possiblement à l’excès, tout corps investi d’une fonction de pouvoir remise en mains propres un soir de printemps dans le cérémoniel et l’histoire qui nous regarde, vous voyez le registre.
K24, 12 décembre 2023, “Seuls, ensemble”
Seule
Seul dans le couple
Seul dans le couloir, sur le départ, à l’arrivée, quelle différence cela fait ?
Seule dans la famille
Seul dans la bande
Seule dans l’équipe
Seul dans le studio aux volets fermés allongé sur le sol en jonc de mer.
Seule dans le studio aux volets ouverts donnant sur la place du marché vide, quelques emballages, le bitume humide, le matin. Les draps où ? La penderie est vide.
Seul à ressasser
Seul dans le noir
Seule dans la multitude illuminée, quelle différence cela fait ?
Seule avant d’entrer, dans le bruit de saturation des micros.
Seule ne se résout pas dans sa répétition.
(…)
Quoi seul, disais-je ? Lorsqu’à table on écoute les positions plus ou moins prudentes, plus ou moins tremblées, se déployer après la gorgée. La Judée, l’inflation, le sous-sol, le temps, l’Oumra, le fossile, le difficile, le renouvelé, la gabegie – chez les anciens bien entendu.
Seul qui demeure au Perrier.
Seul qui demeure au pied du candélabre.
Une somme de solitude affirmant leur capacité à distribuer à la fois un point de vue et des moyens d’en échanger. Seul reconnaissant sa place sociale.
Seul face au silence.
Seule la ritournelle saura vous en échapper.
Laissez-moi vous raconter une histoire, de celui qui de ceux incapables de coalition se virent au pied du mur qu’ils avaient eux-mêmes construits. Mais laissez-moi vous raconter une histoire car ce n’est pas un programme documentaire et j’y suis, seul, autorisé à y dissimuler un point de vue.
C’est ainsi la seule histoire qui vaille que je m’en vais vous raconter. Celle qui est, telle que restituée dans un grand quotidien, empreinte « du narratif du bien contre le mal » et qui aboutit aujourd’hui à une situation « juste désespérée ».
Selon lui, est-il précisé.
Il s’agit d’un homme. Son prénom a été modifié.
Seul aussi.
Parmi les matériaux :
Britney Spears
Coil
Nine Inch Nails
K23, 14 novembre 2023, “Ténu”
C’est dit
Dit bien “C’est dit”
Dire bien que c’est dit,
Vu, passé sous les yeux.
J’ai chantonné
Pour passer le temps
Chantonné en regardant
les tropes s’installer sur la télévision
(…)
Les tropes installés, mal ordonnés
ça vient vite
La peur, par exemple, ça vient vite
La peur doit changer de camp
Ça lui arrive très régulièrement
Elle doit changer de camp, et elle semble l’ignorer
Ou, sourde à ces injonctions, choisit de l’ignorer
Ou, au contraire, s’exécutant à chaque fois qu’elle l’entend
Tous les jours
Toujours elle se trouve
irrémédiablement
dans un camp qu’on souhaiterait la voir quitter
Change de camp, la peur lui enjoint-on
Mais personne n’écoute
Il est possible voire probable que personne,
personne n’est plus là pour écouter
Des images sont projetées
de personnes qui ne sont plus là pour écouter
de personnes dont la perte de l’ouïe est la moindre des pertes
dont la découpe de l’oreille est la plus petite des blessures
Et le bruit se dit de ces images projetées
Le bruit se dit c’est ténu
C’est ténu si vous n’avez pas les basses
Vous n’avez pas les basses ?
Le bruit se dit dans un contrôle réfléchi certainement de ce qui peut être vu et par qui
Mais tout contrôle réfléchi vous savez
Tout contrôle réfléchi prête à réflexion quant à l’intention
du contrôleur
Et c’est là un contrôleur auquel on prête par anticipation foule d’intentions
Plus viles les unes que les autres
Plus viles que les autres
Et je le dis tout en envisageant de dire autre chose, un peu plus tard
Il est toujours prudent d’envisager de dire autre chose
Un peu plus tard
C’est une prudence parmi les tropes.
Il faut pouvoir dire, sur les plateaux
Tout en étant en mesure de pouvoir revenir dessus aisément
Pour dédire
Pour le coup
Pour le coup, ce n’est pas ce que je croyais qu’il disait.
Gare, toutefois
Des exégètes, nombreux, guettent dans les réseaux non tangibles.
Parmi les matériaux :
Maurice Ravel, “Le Gibet” (Samson François)
ØXN, “Cruel Mother”
K22, 24 octobre 2023, “Sans précédent”
La série des recommencements.
La série des choses plusieurs fois dites.
La série des crimes préalablement vus.
La série des “drames” attendus.
La série des tragédies inévitables.
La série des conséquences inévitées.
La série des tombes déjà creusées.
La série des corps inanimés, rendus flous par la fumée et le bruit alentours.
La série des points de vue.
Le point dans la série
Confuse
L’instant
Sans aucun précédent
Et chaque précédent pourtant
Chaque précédent l’est assez pour désespérer mais pas tout à fait assez pour s’en relever
Dans l’ordre de qui s’en relève
Mais qui s’en relève ?
Confusément, il y a peu, nous étions quelques-unes, quelques-uns, confortablement candides certainement, à supposer, peut-être à attendre, probablement trop souvent à attendre, qu’un autre état du monde advienne par un beau matin de printemps.
Dans notre confusion, nous formions – de fait et non conscients de ce fait – ligne de séparation entre celles et ceux qui n’attendaient rien sinon l’arrivée de l’hiver et ceux et celles qui œuvraient à incendier afin – prétendument – de reconstruire à l’été.
Cette métaphore peut-être fut menée trop loin.
Nous étions confus – d’autres le furent et d’autres le seront – et, quand bien même désormais décillés, pas pour autant sortis de l’état de confusion habitant qui ne peut affirmer sa certitude quant à la binarité des faits advenus, à Sderot ou à Stepanakert.
Nous sommes tout entiers immergés dans la confusion et ne pas s’y noyer requiert une énergie telle qu’elle est indéniablement équivalente, quoique de nature différente, à celle nécessaire au maintien ardemment corrompu d’un point de vue binaire.
Mais sans précédent est le langage toujours précédé et l’énonciation face au monde qui n’atteignit pas un autre état. Au printemps. Sans précédent est le langage et cependant déjà emprunté par ceux qui égorgent tout comme ceux qui bombardent – sans ici procédure d’égalité – et qui usent par exemple du champ sémantique de la corruption, et que précède alors son usage ainsi aussi précédé, sinon une position dans le monde ?
Savez-vous auprès de qui vous vous tenez ?
Il est dans le bruit autour quelqu’un toujours pour s’enquérir de l’endroit où vous vous tenez.
Au moins, le savez-vous ?
Auriez-vous égaré hier votre boussole dans le brouillard moral ?
L’auriez-vous fracassée au sol ?
Fracassée d’horreur inimaginable.
Fracassée d’insolvable injustice.
Fracassée de rage insondable.
Fracassée pendant un conflit asymétrique.
Fracassée lors de l’explosion d’un obus, d’une roquette, d’un tympan, d’une outre ou d’un ventre.
Parmi les matériaux :
The Necks, Silverwater
K20, 9 mai 2023, “Couronnement”
L’enfant de chœur. L’enfant de chœur perdu dans une cérémonie de draperie moirée et de plats de services finis à la feuille d’or et de velours rouge et de bois ornementés et d’hermines immaculées et de souliers vernis et de goupillons géants et de voutes immenses et de sceptres sculptés et de couronnes ornées des plus gros diamants que le piéton ait connu et il est alors aisé, peut-être, d’y voir un morceau du monde représenté mais le représenté n’est plus guère représentatif, savez-vous, et il est inutile et certainement même improductif de s’offusquer de cette débauche de soieries télévisées au nom du rationalisme républicain car ne savez-vous pas, n’avez-vous pas remarqué, que s’il nous manque bien quelque chose, quelque part, c’est une reconnaissance partagée du sacré, pas du religieux non, du sacré de la chose commune, celle qui n’a pas à faire consensus car elle fait histoire et lieu de reconnaissance indiscutable bien que discuté, on sait comment vont ces choses-là. Et il n’est pas dit toutefois, non il n’est pas dit, qu’outre manche on sache mieux faire en la matière mais voyez-vous comment on lorgne ici ou là ce cérémonial, comment la durée audiovisuelle est déployée, comment celles et ceux qui en expriment leur mépris passent pour des pisse-froids ? La royauté bien entendu est politique mais draper le politique ne nous rendra pas le sacre attendu, croire que se poster pour un discours inaugural devant une pyramide de verre ne générera aucune transcendance, sinon celle de renflements bruns, si vous suivez les gazettes, avez-vous la réf, nudge nudge wink wink.
Mais où voulais-je en venir ?
Parmi les matériaux :
Jacques Puech, Gravir
The Horseshoe, 24 Clerkenwell Close, London
K19, 28 mars 2023, “Espace public”
Nous sommes, de manière générale, largement immergés dans le brouillard des signes et la confusion des messages, et les nappes de brouillard et de fumigènes, et les émanations des combustions de plastique et les gaz lacrymogènes.
Malgré cela
Malgré cela il est un moment, avant, où on chemine collectivement dans une étonnante clarté, dans la foule, la meute et le peuple tout à la fois, indistingués, indiscernables, infrangibles d’apparence et ce jusqu’au premier bris de verre ou à la première trajectoire d’un projectile.
Ce moment est une expérience commune
Et ce moment prend fin
Et l’espace est alors laissé à qui en fait un autre usage
C’est un peu le lot fréquent de tous les espaces publics que d’être, par force, chantage ou lassitude, tôt ou tard abandonnés à qui en fait un autre usage
Un usage dont on éloigne les enfants
Un usage dont on vérifie par voie de réseau la progression
Un usage dont on éloigne sa trajectoire
Puis – c’est un récit vous noterez – parmi les décombres fumants – fumants comme dans les bons récits de guérillas précisément – on roule tranquillement, quoique pas sans un soupçon d’anxiété, en pinçant un peu le nez – à cause des odeurs de brûlé, comme dans un safari photo, en se repaissant de l’image fascinante du dégât.
“Monsieur, vous avez perdu votre bras, là”
Le photoreportage de la pupille, le chaos sur le pas de porte, l’inédit du dévasté, c’est tout de même quelque chose quand il vous frôle, à la condition toutefois nécessaire mais pas suffisante que vous ayez la conviction qu’il n’en restera plus trace demain, voire après-demain. Et si vous ne l’avez pas, je ne sais pas… peut-être vous souhaiter du courage.
Et le soir, seront dénoncés ou déplorés “les débordements” tandis qu’ailleurs, “les affrontements se poursuivront”.
Qui sait si même quelque part on ne s’en félicitera pas.
Ce quelque part existe, c’est celui de qui fait un autre usage de l’espace. C’est aussi celui de qui sait pouvoir tirer des bénéfices des effets de cet autre usage et les premiers seraient des seconds les idiots utiles pour les troisièmes qui pensent ici incarner un peu de raison, de bon sens ou de sens de la mesure.
L’inverse est aussi vrai, rapport à la qualification d’idiots utiles.
Mais on n’est pas là pour se positionner dans la foultitude des positionnements.
On n’est pas là non plus pour prétendre jouer un jeu à somme nulle, jeu où on use du langage comme d’un jokari – je ne connais pas de jeu plus dépourvu de sens – et où on cite Max Weber comme on se torche le cul – sans vraiment y penser.
Parmi les matériaux :
Albert Ayler
Steve Reich (Theatre of Voices, The Steve Reich Ensemble)
K18, 28 février 2023, “Le référentiel se déplace”
Un motif rythmique simple, binaire, répété ad libitum.
Ou, un peu plus précisément, quelque chose comme 1200 fois en une heure.
Avec, parfois, quelques variations mineures.
Ce pourrait être long, vous savez ?
Mais qu’est-ce qu’une heure ?
Qu’est-ce qu’une heure dans une vie lorsqu’elle ne tient pas au fil du décompte de vos annuités ?
Ou à l’éventualité de la prochaine arrestation ? Du bombardement suivant ?
C’est peu.
C’est peu mais c’est assez pour se faire dépasser sur sa gauche.
C’est assez pour voir des morceaux du monde bouger plus vite que soi, des personnes agir d’une manière qui nous est incompréhensible.
De plus en plus en plus incompréhensible.
De plus en plus de personnes.
De plus en plus jeunes, peut-être.
C’est quelque chose qui arrive, tôt ou tard, quels que soient les efforts fournis.
Car le référentiel se déplace en permanence.
Il est bien entendu possible de simuler sa propre capacité à être dans ce déplacement du référentiel.
A être dedans, et pas dehors.
A en être encore.
Mais il est nécessaire pour cela de mettre un certain nombre de moyens à contribution.
Des followers, du capital, des disciples, de l’ascendant, du maquillage.
Toutes choses qui fondent l’inégalité devant la capacité à simuler, aux yeux de soi et d’autrui.
Ces moyens ou d’autres tiendront le simulacre, laisseront le doute planer plus longtemps, feront reculer quelque peu l’idée de mort, ou permettront de mieux l’oublier.
Car le référentiel se déplace en permanence, et derrière sa fuite il y a une issue funeste, à un moment donné.
Une issue qui ne se cache pas, à un moment sûr et certain.
Le référentiel se déplace et, plutôt que de tenter de le nier, il est important de le voir se déplacer relativement à notre immobilité.
Voire, dans le meilleur des cas, à notre moindre célérité.
Mais voir cela, constater sa propre péremption et son incapacité progressive à se situer – plus ou moins – clairement dans le désordre du monde, impose d’abandonner quelque chose de ses convictions, de ses principes, de ses machins plus ou moins patiemment bâtis dans l’espoir d’en faire des repères intangibles.
Si vous ne les lâchez pas, vous ne voyez pas le paysage.
Mais si vous les lâchez, le paysage vous emporte, et vous vous déplacez avec le référentiel sans plus percevoir son mouvement.
Il faut donc, tout en les lâchant, garder à l’œil ses repères propres pour être en mesure de voir le référentiel se déplacer relativement à soi.
C’est à peu près clair, non ?
Comme le chat de Schrödinger, quoi.
Pas besoin d’une heure pour comprendre.
D’ailleurs il ne nous reste plus une heure.
Et d’ailleurs les gens s’empressent.
S’empressent de sortir du stade.
Le stade dans lequel se joue la partie.
La partie perdue des mesures de sécurité, des procédures de contrôle et des technologies de surveillance.
La partie qui se joue à l’occasion d’un fait divers ou d’un événement.
La partie jouée à compter du 22 février et dont le point d’origine est Saint-Jean-de-Luz.
La partie jouée en prévision de toutes celles qui le seront à Paris et dans sa lointaine périphérie en 2024.
La partie qui se joue en fait à toute occasion permettant de la jouer.
La partie pressée entre les grilles et la caméra.
La partie à coups de tonfa.
C’est assez répétitif.
C’est assez répétitif.
Imaginez une émission d’une heure comme cela.
Ne l’imaginez plus, écoutez-là.
Souffrez de l’écouter, pourrait-on dire.
Sous les aurores boréales.
Dans les intervalles.
Une heure de prophylaxie.
Parmi les matériaux :
Pat Metheny
Olivier Messiaen
K17, 14 février 2023, “Allez !”
Dans les temples comme dans les salles de sport, il y a chaque jour que Marie-Jo Pérec fait, une personne qui peut-être dit “allez !” à une autre que cela tient debout, l’espace d’un instant parfois suffisant.
Sans quitter.
Sans vraiment quitter l’humanité.
Sans quitter l’humanité du regard, elle décida simplement de sortir de la pièce.
La pièce était pleine de types qui s’évertuaient à produire de faux arguments afin de s’assurer de conserver le contrôle d’un territoire.
Un territoire est une représentation symbolique de ce qu’on met en jeu afin d’accroître, inlassablement, son capital.
Son capital, politique ou financier, est le prisme à travers lequel l’éditorialiste envisage la place de la nation dans l’orchestre du monde (vous pardonnerez la métaphore).
Du monde de demain, nous saurons ouvrir la voie, brandissant nos meilleures intelligences artificielles conversationnelles, car nous aussi savons, dans cet instant de bouleversement du marché, que l’innovation n’attend pas les syndicalistes, les oisifs, les perdants.
Les perdants sont celles et ceux qui n’ont rien à gagner du passé, du présent ni même du futur de la situation.
La situation est telle qu’il nous a semblé naturel de faire appel, ainsi que pas mal de monde il faut bien le dire, à ChatGPT.
Chat GPT – si tant est que nous puissions lui attribuer le statut de sujet agissant, voire même de sujet tout court, et cela a une certaine importance dans le contexte de la conversation ambiante – ChatGPT donc, nous a proposé notamment quelque chose comme « Nous discuterons des moyens de donner et de recevoir de l’encouragement pour améliorer nos vies et celles des autres. Alors, préparez-vous à être inspiré et motivé, car c’est le moment de célébrer l’encouragement. »
L’encouragement est un geste qui n’est pas sans valeur, quand bien même la machine conversationnelle produit des réponses ineptes (mais comment l’en blâmer).
Des réponses ineptes faites de superlatifs et d’objets vides, des réponses perdues, des réponses qui appellent plus de questions mais « Désolé pour la confusion, je suis un modèle de langage et je ne peux pas réellement vous inviter à me rejoindre. Vous pouvez utiliser “nous” ou “notre communauté” pour vous référer à vous et à votre public cible lorsque vous écrivez votre introduction. »
Introduction d’une émission qui se préoccuperait d’encouragement, c’est une évidence, où s’en soucierait, comme acte gratuit et insaisissable, et ce sans quitter l’humanité du regard.
Parmi les matériaux :
David Sylvian “The Beekeeper’s Apprentice”
Gary Peacock Trio “This”
K16, 24 janvier 2023, “MFV”
Parmi les matériaux :
Phill Niblock
K15, 10 janvier 2023, “Climatisation”
On nous avait prévenus pourtant.
Des études tendaient à montrer que nous aurions dû nous méfier.
Des études montrent ce que des gens sérieux à l’air préoccupé ont tenté maintes fois de traduire brièvement et clairement sur des plateaux face à d’autres gens probablement préoccupés d’autre chose. Qui aurait pu prédire ?
Des études montrent aussi que la durée de cotisation est inversement proportionnelle à la faculté à déglutir calmement, le matin.
Des études montrent que les réseaux sociaux sont de bons révélateurs de la nécessité à – je cite – “se demander d’urgence comment continuer à faire vivre en paix les démocraties à l’ère de réseaux sociaux numériques permettant la diffusion instantanée et massive de fausses infos”
Des études tendent à montrer qu’on ne choisit jamais assez bien ses amis, ses camarades de réunion ou de coup d’état.
Des études indiquent que “mais qui se soucie vraiment des études ?”
Des études montrent bien pourtant la direction de la porte et le risque de “détournement d’usage” de notre incapacité collective à résoudre nos dissensus sans utilisation d’un marteau, ou d’une hache.
“Ordem e progresso”, comme on dit.
Je suis assis parmi ma sociologie.
Des gens raisonnables et un peu de gauche aussi.
Ils n’aiment pas trop la clim, je crois. Enfin la clim déraisonnable. La clim dont les paramètres d’usage et de contexte vont au-delà de ce qui est admissible dans le monde du sérieux.
Mais ils n’aiment pas trop qu’on balance de la soupe sur les œuvres d’art non plus.
Notez qu’il n’y à pas là nécessairement contradiction. Je tente seulement de suivre la conversation.
Je suis assis là dans le monde du sérieux et c’est un monde dont je discerne mal les limites.
Car lorsqu’ils ont installé la climatisation,
Lorsque le compte a été fait de l’étendue des dégâts,
Lorsque le bilan des corps morts pour la cause du béton et de la balle, et de l’influence internationale, et de la circulation des flux, et de la joie partagée, et des valeurs universelles dont l’étendue – c’est bien connu – est telle qu’elle tient dans une surface de réparation,
Lorsqu’ils ont installé la clim, donc, cela a pu sembler vaguement déraisonnable,
Et devant nos corps impuissants, le torse bombé, le patron de la balle a déclaré ou aurait pu déclarer – car à ce degré là d’outrage aux fonctions du langage cela n’a plus beaucoup d’importance :
“Je me sens gay, handicapé, travailleur immigré
Je suis un Huron, un Cosaque, un Malgache
Je suis un Juif Allemand
Une Iranienne aux abois
Un Ouïghour amputé
Je suis l’enfant afghan perdu
Je suis le footbaliste indonésien
Ich bin ein Berliner”
Je suis assis parmi ma sociologie.
Je suis assis parmi qui ne peut grand chose mais a bien entendu.
Et des gens ont vu le futur et c’était une pompe à chaleur.
Il n’y a personne ici.
Il n’y a personne mais des réverbères éclairent, dans certaines rues seulement, la chaussée humide que personne ne foule. Au cas où.
Dans les maisons, personne.
Dans les autos, personne.
Sur le chemin non plus.
Des fenêtres allumées quelque part, là-bas, des salons, des chambres ?
Des cuisines, ou on dîne en reparlant de cette fichue saison et de ce truc là, de la clim dans les stades.
Mais personne qui veuille bien répondre.
Apparaître et répondre.
Quelqu’un de confiance, si tant qu’il y en ait.
Quelqu’un de renseigné à tout le moins.
Quelqu’un de rencardé en aéraulique, en thermodynamique, en philosophie peut-être.
Il n’y a personne sur la jetée la nuit.
Parmi les matériaux :
Ghostface Killah (ainsi que RZA et Bob James)
Thelonious Monk
Chris Watson (deux fois)
K14, 8 novembre 2022, “Digue”
Ce soir, en cas de pluie.
En cas de pluie, des hommes, des femmes, errent sur la digue, abrités de toile cirée et de caoutchoucs synthétiques.
En cas de pluie, de vents, d’embruns, de brumes du matin,
Parmi le bruit assourdissant des uns, le silence cotonneux des autres,
Le tumulte à l’intérieur est le même, qui agite le passant et brouille sa capacité à juger clairement et choisir.
Et comme chacun sait, gouverner, c’est choisir. C’est choisir d’entre les maux, les calamités et possibles ceux et celles qui tracent, en plein ou en déliés, un chemin acceptable, sinon “désirable” – pour utiliser les éléments de langage. Gouverner c’est corriger.
Voilà ce que se disent peut-être des femmes, des hommes, qui errent sur la digue à la recherche de la meilleure et seule manière de passer par delà nos morts et le vide qu’ils laissent ici ou là et sachant pertinemment que pris dans les stries vibrantes de leur quotidien, elles et ils n’ont que peu le temps, la capacité, de trouver parfaitement la meilleure et seule manière.
Parmi les matériaux :
Rihanna (via Tame Impala) “Same ol’ mistakes”
Eliane Radigue “Kyema”
K13, 11 octobre 2022, “Âge”
Il y avait un frère, une sœur. Puis il n’y en eut plus.
Il y avait une sœur ou un frère puis plus.
Il y avait puis non.
Ce qui se dit ici fort clairement ne se conçoit pas aisément, voyez-vous.
Ce qui se dit ici simplement éclate dans le réel un trou béant comme une grenade en dedans pour qui aurait une vague idée de ce à quoi ça pourrait ressembler, en dedans.
Il y avait et, la nuit passée, il n’y a plus et là le trou de la mort en dedans est un vaste pays sourd que personne ne peut jamais vraiment traverser.
Puis, vient un moment, seuls, même à deux seuls, où il est temps de dire ce qui ne peut se concevoir. Le téléphone, conçu aux alentours de 1876, est alors ce moyen de communication qui permet de dire instantanément à qui veut bien l’entendre que l’inconcevable est survenu.
Les autres alors tentent de le concevoir, par empathie, par sympathie, par curiosité morbide, par les trois à la fois. En vain. Et qui leur souhaiterait ? Les autres ne savent pas, savent probablement qu’ils ne savent pas, et qui leur souhaiterait de savoir ? Les autres demeurent – du fait de ce qui ne se conçoit pas – autres. Ce n’est pas de leur faute. Ils obstruent simplement, un peu maladroitement, l’entrée du vaste pays sourd que personne ne peut vraiment traverser.
Parmi les matériaux :
Frequency disasters “A clumsy title” et “Energetic binge”
Mika Vainio “Viher”
K12, 27 septembre 2022, “Perte”
La tendance est à la perte.
La tendance est à la perte de sens.
La tendance est à la perte de valeur aussi et ce jusque sous les ors de la chapelle palatine.
La tendance est à la perte de valeur même du refuge.
La tendance également est au syndrome dépressif à tendance anxieuse. Du fait d’une perte de sens, si vous voyez.
La tendance est à la perte. Des clés. De compréhension, voyez-vous.
L’accentuation de la tendance nette à nous rappeler qu’aucune épargne solidaire ne nous sauvera des flammes tièdes du désarroi est pour le moins préoccupante.
Jusque sous les ors de la chapelle palatine.
Voyez-vous ?
Gens de peu de foi.
Gens de peu.
Gens.
Ceci n’est pas un appel à l’inaction.
Ni à son contraire, s’il fallait le préciser.
Ceci n’est pas un appel.
Ceci est un lieu où digérer collectivement des bruits du dehors ceux qui seraient les plus susceptibles d’engendrer une perte.
De sens, de valeur ou d’audition.
Au choix.
Parmi les matériaux :
Leisure High “Into Quito”
Tes “Big shots”
Injury Reserve “Top picks for you”
K11, 14 juin 2022, “Monde du geai”
Un carrier ouvre le sol.
Un carrier frappe, strie et arrache inlassablement la roche tendre au point qu’il n’en distingue plus le chant du geai, ni le geai lui même, ni le monde du geai d’ailleurs oublié là haut qui va vite, monde cuit qui le laisse oublié, enterré, encuvé, harassé certainement, et puis construit, s’étend, déploie et développe et accueille ceux de ses petits enfants qui s’étendent, déploient et développent, innovent et courent, galèrent et titubent, souffrent et rient, rassemblent et procréent, rénovent et renaturent.
Renaturi te salutant.
Parmi les matériaux :
Jimmy Giuffre 3
Marc Copland & Bill Carrothers
K10, 26 avril 2022, “Scruter”
Car chacun d’entre nous compte plus que lui-même,
Sur chacun de nous,
Car chacun d’entre nous compte plus que lui-même,
Sur sa voisine, son voisin,
Car chacun d’entre nous compte plus que lui-même,
Sur la résistance au bris de l’immense baie vitrée qui ferme le fond du grand hall
Car chacun d’entre nous compte plus que lui-même,
Et la somme de nos individualités pèse d’avantage que la masse de leur entrain
Car chacun d’entre nous compte plus que lui-même,
Qu’on soit ou pas footballiste
Car chacun d’entre nous compte plus que lui-même,
Et il dit qu’il a une vision, qu’il a un système
Car chacun d’entre nous compte plus que lui-même,
Il dit qu’il est l’unique véritable et vivant, qu’il a une mission
Car chacun d’entre nous compte plus que lui-même,
Et Il dit que nous sommes en prison
(Il dit d’ailleurs un paquet de choses qui ne semblent avoir ni queue ni tête et font froid dans le dos)
Car chacun d’entre nous compte plus que lui-même,
Quoique d’aucuns, persuadés qu’il y a un scandale, qu’il y a un gros bug, que ça ne se passera pas comme ça, n’en semblent pas vraiment convaincus.
Car chacun d’entre nous compte plus que lui-même,
Et l’abysse qu’ouvre cette perspective me rend tout tremblotant.
Car chacun d’entre nous compte plus que lui-même,
Quoiqu’il soit également vrai que lui-même compte un chouïa plus que chacun d’entre nous.
Car chacun d’entre nous compte plus que lui-même,
Et c’est bien ainsi qu’on apaise le cœur blessé d’une nation à heure de grande écoute, l’espace de quelques instants.
Car chacun d’entre nous compte plus que lui-même,
Et il est inutile d’en rajouter.
Car chacun d’entre nous compte plus que lui-même,
Et il est inutile de tenter de s’y soustraire
Car chacun d’entre nous compte plus que lui-même,
Que vous ayez souhaité être là, ou pas, tendant la main vers l’ouverture, ou pas. Ou pas. Pas.
Car chacun d’entre nous compte plus que lui-même,
Et dans les salons, les chambres et les caves, des lumières vacillantes au-dessus de corps incertains, tentent de donner une forme aux choses du monde. Vainement, autant vous le dire.
Car chacun d’entre nous compte plus que lui-même,
Et nous ne devrions pas l’oublier.
Car chacun d’entre nous compte plus que lui-même,
Et c’est une leçon pour les âges, les femmes et les hommes et les bipèdes de toutes espèces.
Car chacun d’entre nous compte plus que lui-même,
Et je vous prie d’en tenir compte demain au lever.
Parmi les matériaux :
Billy Woods (& Preservation)
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